par Laurence Sabourin-Baribeau
Lors d’une baignade rituelle avec mon neveu Tristan, lorsqu’il avait 5 ans, à la Pointe-à-Rossi — une presqu’île de sable aux allures de batture que nous pouvons rejoindre facilement à la nage en traversant le chenail devant chez nous — tandis que nous atteignons le « pas creux », une zone où ses pieds touchent au fond et où il peut retirer son VFI, aussitôt arrivés, il me balance un beau « OK, Lolo, là, on joue ! »
— D’accord, bin, moi je dis qu’on joue à s’améliorer à nager ! Je dis qu’avec un peu de pratique on peut devenir les meilleurs poissons du monde entier ! Qu’est-ce que tu en dis ? je lui demande, sachant très bien que c’est jamais moi qui décide du jeu.
— Heu, non, pas ça…
— OK, à quoi veux-tu jouer d’abord ?
— On joue au monstre du lac Simon, et c’est toi qui es le monstre !
— D’accord ! Roaaar ! je gronde.
J’accepte de bon cœur puisqu’un peu de bonne et vivifiante bataille aquatique, ça fait toujours partie de la game d’une baignade, rituel oblige !
À la minute où je plonge pour commencer ma course-poursuite en l’éclaboussant du moins — qui a l’air du plusse — que je peux, il m’arrête : « Wo, heille, attends, on joue pas tout de suite ! » « Non ? Comment ça ? » je rétorque. « Non ! » avertit-il, sérieux. « Premièrement, faut que je te dise qui shui, voyons ! » « OK, bin, t’es qui toi ? ».
— Faut que tu saches que moi, shui immortel pis j’peux voler ! Dans mon dos, j’ai des ailes et j’ai des propulseurs en dessous des pieds ! Pis aussi, cachés sous mes ailes, il y a des fusils et des mitraillettes. En plus, j’ai des grenades dans mes poches ! Pis, au bout de mes doigts, j’ai des griffes longues comme des couteaux !
— Heu, comment tu vas faire pour te jouer dans le nez avec ça ?
— Bin, j’peux les enlever, là, y’a pas d’problème ! Si je veux, elles se renfoncent toutes comme dans ma peau !
— Elles sont rétractiles ?
— Hmm… c’est ça ! Pis mes couteaux sont aussi des projectiles !
— Bon, bin, toi, hein, tu…
— Attends, j’ai pas fini ! Je t’ai pas dit encore que mes yeux sont des rayons laser pis que, si je veux, shui capable de t’hypnotiser ! Pis, aussi, si j’dis « freeze » t’es obligée de t’arrêter…
— OK, OK, j’ai compris… T’es juste comme trop fort !
— C’est ça !
— Heu, bin, OK. Mais, j’ai quoi, moi, alors ? Il me semble qu’il ne reste pas grand-chose en matière de superpouvoirs…
— Bin, toi, t’es le monstre du lac Simon !
— Oh, oui, c’est vrai, j’avais oublié ! Bon… Alors, moi, mon superpouvoir, c’est la nage, oui ? J’ai des archigrosses palmes de la mort aux pieds, faque j’me déplace à la vitesse de l’éclair… Pis j’ai un corps de serpent ! Shui vraiment slick, comme tu dis, quand je nage, ça fait aucun bruit. J’ai aussi des branchies. Je peux respirer sous l’eau. Pis j’ai des lunettes magiques que tes mains ne peuvent EN AUCUN CAS saisir, toucher, approcher — je me baigne souvent avec mes lunettes et je les protège comme je peux ! — Avec ces lunettes, je peux tout voir dans l’eau. En plus, j’ai des écailles puissantes, impénétrables, donc, tes couteaux et tes projectiles, ils ne servent à rien, et…
— Non !
— Non quoi ?
— T’as pas d’écailles, c’est moi qui ai des écailles ! Pis t’as pas d’palme non plus ! C’est moi qui…
— Heu, non, mon cher, tu ne peux pas avoir de palmes ! Après tes pieds, tu as des propulseurs !
— Bin, non, là ! Bin oui, j’veux dire, mais, moi, mes pieds sont des palmes pis les propulseurs sont attachés en arrière !
— Hmm… tu veux dire un peu plus haut, genre sur les mollets ?
— Oui, les propulseurs sont sur mes mollets !
— Je vois !
— Ça y est, maintenant, on joue !
— OK, mais là, moi, franchement, shé pu trop quoi faire ! Me semble que c’est perdu d’avance ! Amanché comme t’es, moi shui un monstre du lac Simon qui se sauve loin longtemps… J’ai l’impression que pour engager une bataille, il faudrait qu’on soit à armes égales, non ? Aucune créature rationnelle ne s’attaquerait à un diable comme toi ! Je me sens épuisée, et ce, avant même de commencer.
— Bin non, t’es pas épuisée ! Allez, on joue !
— Non, tu me fais trop peur !
— Bin là, dis-toi que tu l’sais pas… Fait à semblant que tu l’sais pas !
— Comment ? « Fait à semblant » ?
— Bin, c’est parce que, Lolo, là, j’ai l’air juste d’un enfant, OK ? Pis, si tu penses que je suis juste un enfant, tu vas vouloir m’attaquer !
— …
— OK, faque t’es le monstre pis tu veux m’attraper. GO, LÀ, ON JOUE !
Oui, chéri, tu as raison. C’est ça jouer : faire semblant. J’étais trop sérieuse, un moment. Le pouvoir d’évocation des mots m’aura séduit et trompé : l’enfant que tu es s’est mélangé à ce que tu voudrais être, et ça m’aura terrifié.
Je me remets à te splasher, à te sploucher du plusse — du moins — que je peux, afin de t’agacer un p’tit peu. Puis, je fais mine de me sauver à la nage, et je reviens en rugissant « Roaar ». Ça te fait rire, mais…
— Hé, va pas trop loin !
— Regarde comme je vais vite ! que je m’écrie, en me prenant au jeu. Tu sais comment ça nage, un bon monstre du lac Simon? En battant des pieds sous l’eau. C’est comme ça qu’on avance : en se propulsant dans l’eau, parce que, tu sais, si tu bats des pieds sur l’eau, ça fait des splash, oui, ça fait revoler de l’eau à qui mieux mieux, oui, et ça a l’air méchant, bien sûr, mais nous, les meilleurs poissons du monde entier, on veut pas avancer dans l’air !
Oh la la. Matante ne te perd pas de vue, Tristan, ni ce qui compte, ni ce qui se passe en ce moment. Jeu ou pas : tu apprends à nager. Sans ta veste, tu es bien vulnérable. C’est ton premier été dans l’eau, vraiment dans l’eau, et tu mimes ce que tu penses que c’est, nager. Tu bats des jambes très fort, tu en envoies pas mal, mais après 15 secondes, tu es épuisé.
— Tu veux qu’on remette ta veste pour continuer de jouer ? Tu serais mieux…
— Oui.
— Bon, viens me voir et rappelle-toi qu’éclabousser n’est pas nager, chéri…
— Mais non, on joue, là ! Toi, viens me voir et je vais te tirer dessus avec mes mitraillettes et tu vas mourir dans l’eau !
— OK, j’arrive, prépare-toi !
Tu es super-puissant, oui, et moi je suis un monstre, d’accord, mais je suis quand même capable de t’enseigner quelques trucs, du moins, ceux que je sais bien ! En espérant que ça rentre un peu dans ton ciboulot. C’est peut-être ça, mon vrai superpouvoir.
Souvenirs de Lac Simon, été 2019